To be or not to be

Publié le par Angua

Bonnefoy, Shakespeare...
et moi


         En 2005 a eu lieu, dans notre bonne ville de Tours, un colloque sur Shakespeare et la poésie. Je m'y suis rendue et je n'étais pas la seule puisque qu'il y avait Yves Bonnefoy, grand poète contemporain. Oserais-je dire qu'il avait copié sur moi? Non. D'autant plus que lui avait des choses à dire, je veux dire des
choses intéressantes...
J'ai soigneusement écouté tout cela, cela a été dûment passé  au shaker, remué, agité, et voici ce qui en est ressorti, le fruit de mes réflexions largement inspirées par Yves Bonnefoy.

         Il convient, dans un premier temps, de se demander pourquoi « Môssieur » Yves Bonnefoy est en mesure de parler de la poésie de Shakespeare comme un expert en la matière… ? Pour la simple et bonne raison qu’il en a traduit un nombre de considérable de pièces (seules quelques exceptions, parmi les pièces de Shakespeare n’ont pas eu cette chance…) ainsi que les fameux « Sonnets » shakespeariens ! D’ailleurs, à ce propos, je vous en conseille vivement la lecture.
La traduction d’Yves Bonnefoy a ceci de merveilleux qu’outre le respect de la langue et du sens, le traducteur s’est intéressé au rythme, à la phrasure, parce que sa propre vision de la poésie tend à une musicalité des mots

                                                                                                                                                        Yves Bonnefoy


C’est donc de la vision de la poésie shakespearienne dont je vais vous parler.


La Pensée Poétique

       On remarque souvent que le monde intellectuel et artistique, est comme en admiration devant ce poète éternel et son œuvre, mais qu’il est bien difficile de discerner ce qu’on appelle, précisément, la poésie (surtout dans ses pièces de théâtre).
Peut-être faudrait-il s’interroger sur le rôle de la poésie dans le théâtre, qui s’apparente à une « pensée poétique ». Je sais, c’est dur, mais pour étudier les pièces de Shakespeare, pour en comprendre le sens, on ne peut se borner simplement à une vision disons… « distrayante » du théâtre : le théâtre de Shakespeare n’est pas seulement acte de divertissement. C’est aussi un acte politique et social. Raison pour laquelle on y trouve une vraie pensée humaniste ou, plus simplement philosophique. Dans Hamlet et notamment lors de son fameux monologue, on n’assiste pas uniquement à un pur délire théâtral, ni à un quelconque éloge de la folie. Il y a surtout dans ces paroles poignantes un approfondissement de la connaissance du monde et donc de soi…. Thème récurent dans les pièces de Shakespeare, qui ne cesse d’interroger le public (et certainement lui-même) sur « rapport à soi ». Vaste sujet qui mérite qu’on y revienne dans quelques lignes… Qui plus est, le rapport à soi et au monde est considéré comme l’essence même de la poésie shakespearienne… c'est dire l’ampleur du paragraphe nécessaire !


Laurence Olivier dans le rôle de Hamlet

          Mais revenons-en à nos moutons. Contrairement aux définitions classiques de la poésie, basée sur des figures, des structures, que certains appellent des « défaillances de la poésie » dans la mesure ou cela répond simplement à une volonté de décrire la poésie. Or, la poésie, concrètement (si j’ose dire) n’est pas la description de la fleur, mais la fleur elle-même… Vous me suivez ? A force de décrire la beauté de la fleur par diverses pérégrinations, on finit par oublier qu’on parle de la fleur, on oublie la nature (ah ah) de l’objet dont on parle. Il ne reste que le poème comme objet, comme montage de signification, dans un champ de rhétorique. Or la poésie n’est pas signification, mais bien au contraire… Elle est la conséquence d’actes et d’idées autre que la signification. Elle est représentation. De façon substantielle, la poésie s’ancre dans le réel, ici et maintenant. A partir de là, divers choix s’offrent à nous et la poésie se situe en quelque sorte dans le moment où nous choisissons une voie plutôt qu’une autre. C’est pourquoi Bonnefoy qualifie la poésie « d’acte de conscience ». Elle se manifeste comme un acte de pure existence au travers de la parole.

          La poésie et la parole entretiennent des liens extrêmement complexes. L’un ne se manifeste que par l’autre, tandis que l’autre ne cesse de chasser l’une hors de sa pratique courante. « La poésie est en exil dans le discours ordinaire. » (Yves Bonnefoy) Et pourtant…
La parole n’est que mot comme possibilité descriptive par rapport à un réel. Si ce mot peut se prêter à un concept, sans cesse redéfinissable, car impalpable, le mot est également un son, un rythme corporel et expressif. Il entretient une relation intime et immédiate au temps, bien que l’expression vient toujours après ce qui est pensé. Il ne s’agit en fait que d’un souvenir de ce qui a été pensé dans un immédiat perdu par la parole.
La parole poétique est une façon d’exprimer ce qui n’est que sensations. Ce n’est pas en vain que l’on parle de « musique des mots ».

          L’intérêt pour les fictions collectives nous montre toute la difficulté d’exprimer quelque chose de complexe de façon claire. (J’en suis la preuve vivante en ce moment même… !) Si nous prenons l’exemple des romans du Graal, en précisant qu’à l’origine cette quête n’avait pas le moindre rapport au divin, nous observons que la tentative d’atteindre un objet, finalement quelconque, apporte plus de plénitude que le fait de le trouver (d’ailleurs, qui se souvient de qui a trouvé le Graal et en quelles circonstances, hein ?). On y voit l’importance de l’objet, non dans ce qu’il est, mais dans ce qu’il représente. Idem en ce qui concerne la matière pastorale qui se présente comme lieu métaphorique pour la perception poétique (les initiés me comprendront).

         Dans le théâtre de Shakespeare, la pensée poétique se révèle comme une neutralisation des stéréotypes du genre. Le théâtre foisonne de stéréotypes tout en étant le lieu privilégié de la poésie, les personnages y brisant les réalités en les renversant, la scène théâtrale étant le miroir du monde. Si le théâtre est lieu poétique par excellence, celui de Shakespeare l’est d’autant plus que la langue anglaise est naturellement poétique.
Il nous suffit pour nous en rendre compte de voir l’importance du iambe (structure rythmique), de l’accentuation, cette facilité de passer du vers à la prose sans discontinuité. D’ailleurs Shakespeare, lui-même, est passé du théâtre au poème, avec ses Sonnets.


L’expression poétique dans l’œuvre de Shakespeare

           Dans les années 1590, l’Angleterre connut une vogue de sonnets. Chacun y est allé de son recueil de sonnets, y compris Shakespeare.
Dans ses Sonnets est décrit un jeune homme beau, dans lequel s’unissent le Beau et le Bien, dont la présence est comme un « infini été de l’esprit ».
Apparaît donc cet idéal qui se trouve menacé dans son idéalité par la laideur et la vieillesse que représente la « Dark Lady ». Il s’agirait de représenter un concept platonicien inversé où le laid ne serait pas attiré par la beauté, mais où la laideur aurait quelque chose de fascinant et d’adorable.
Le « je » parleur n’est pas une figure précise, mais il est partagé entre des pulsions contradictoires : d’une part, une volonté que le beau jeune homme fasse gagner l’idéalisme et, d’autre part, l’aveuglement face à la femme (incarnée par cette « Dark Lady »).
Le regard du poète est mis en scène : il est caractérisé par ces préjugés sur la femme (on peut aller jusqu’à y voir une caricature).

          C’est une très grande différence avec son œuvre théâtrale où on ne remarque pas de misogynie au premier abord.

           Ses sonnets sont le miroir de la chute du poétique qui entraîne un nécessaire ressaisissement. Après cela, Shakespeare opère un retour au théâtre comme lieu de poésie ouverte sur le monde.
           Roméo et Juliette (1596) est considéré tragique mais, bien plus que la fin fatale des héros, c’est l’aspect poétique qui en fait une tragédie.
Roméo représente la structure fatale du poète non-abouti, du poète idéaliseur. Il va faire de Juliette une image idéale, caractérisée par la scène du balcon. Le drame se noue lorsque Juliette réagit comme cet idéal que Roméo voit en elle. Nous voilà face à un phénomène d’idolâtrie, c’est-à-dire de transmutation de la réalité en image, qui isole le couple hors de la société, sur un plan purement abstrait. Juliette meurt alors en tant que conscience individuelle. On y retrouve cette image du poète idéaliseur au début de As you like avec le personnage d’Orlando. A la différence de Juliette, Rosalinde refuse de réagir en image, et elle force le héros à vivre dans la réalité. Cette pièce montre l’effort par lequel un être, Rosalinde, tente de briser une représentation idéalisante, notamment en utilisant un grand principe de théâtralité, le travestissement qui permet à la femme de prendre la parole. C’est l’aboutissement d’une idéalisation détruite dans laquelle Shakespeare expose une double idée : celle d’un rapport à soi et au monde qui permet de découvrir l’âme et celle d’une structure sociale sur laquelle règne l’aliénation (C’est fort, non ?).

           Le lieu théâtral, pour Shakespeare, est le lieu de la représentation de la pensée plus que tentative de communication. La scène théâtrale est une île perdue et désirée où vivre loin de la réalité.





Angua
article du mois de mars 2008

Publié dans Journal

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